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I.3. ANTISÉMITISME : DE LA « PASSION CRIMINELLE » À « L’ERRANCE

DE LA PENSÉE »

Édith Fuchs

Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »

2017/2 N° 207 | pages 53 à 68

ISSN 2111-885X

ISBN 9782916966168

DOI 10.3917/rhsho.207.0053

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I.3

ANTISÉMITISME : DE LA « PASSION CRIMINELLE »

À « L'ERRANCE DE LA PENSÉE »

Édith Fuchs1

Le double hommage que Hegel rendit tant à Descartes qu’à la Révolution

française2

n’a rien d’un préjugé arbitraire tant il est vrai que, dans les deux

cas, l’horizon ouvre sur la liberté.

Une première fois pour la liberté de philosopher indépendamment des

dogmes et vérités de la foi ; une seconde fois pour que soit « déclarée »

la liberté universelle de l’homme et du citoyen. Avec Descartes, c’est

fort explicitement que la métaphysique, tout spécialement, refuse d’être

« servante » de la théologie3

. Avec 1789, il revient à tout homme, parce qu’il

est « déclaré » ne pouvoir être ni propriété d’un autre, ni assujetti au Prince,

d’être citoyen, c’est-à-dire de participer à la conduite des affaires publiques.

Laissons les innombrables objections et reproches qui furent continûment

adressés à l’encontre et de Descartes, et de la Révolution et de Hegel : il

demeure bel et bien que, de façon décisive, nul ne pouvait plus ignorer

qu’une entreprise de connaissance ne doit être déterminée et normée que

par ses propres exigences internes.

Ainsi, chacun savait de longue date que la soumission à l’autorité est la mort

de l’esprit. Souvenons-nous non seulement du procès de Socrate, mais aussi,

plus proche de nous, de celui de Galilée, au prétexte qu’en contredisant

1 Professeur honoraire de philosophie en Première supérieure (khâgne) et maître de conférence à l’Institut

d’études politiques de Paris. Elle est l’auteur de divers articles et contributions consacrés à la lecture critique

d’écrits de Hannah Arendt. Elle a publié, entre autres Entre chiens et loups. Dérives politiques dans la pensée

allemande des xixe

et xxe siècles, Paris, Éditions du Félin, 2011 (prix Osiris de l’Institut de France) ; Écritures

d’« Auschwitz », Paris, Delga, 2014. Elle a traduit de l’anglais l’ouvrage d’Elhanan Yakira, Spinoza, la cause de la

philosophie, Paris, Vrin, 2017.

2 Hegel écrit : « René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le

penser pour principe. Le penser pour lui-même est ici distinct de la théologie philosophante. C’est un nouveau

sol [...]. Il est ainsi un héros qui a repris les choses entièrement par le commencement. » Leçons sur l’histoire

de la philosophie, t. 6, traduction, annotation, reconstitution du cours de 1825-1826 par Pierre Garniron, Paris,

Vrin, 1985, p. 1384. C’est en grande proximité avec les vues exprimées par Kant sur la Révolution française dans

Le Conflit des facultés (IIe section, parag. 6, p. 895, traduit par Alain Renaut, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1986)

que Hegel parle, de façon fort célèbre dans sa Philosophie de l’histoire du « superbe lever de soleil » qui souleva

« une émotion sublime » car, explique-t-il « on n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se

fonder sur l’Idée (du Droit) et construire d’après elle la réalité ».

3 Voir ne serait-ce que le titre du grand écrit de métaphysique : « Méditations touchant la première philosophie

dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et corps de l’homme sont démontrées »

(version en français de 1647). Est-il besoin de souligner que « démontrer » par la lumière naturelle a peu à voir

avec « révéler » ?

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Aristote, il aurait ébranlé hérétiquement l’autorité ecclésiastique ; Descartes

fit sans doute un pas de plus en voyant combien « l’invention

4 » dans les

sciences ne saurait obéir au moindre but assigné d’avance. Voilà pourquoi

soumettre la recherche fondamentale à l’acquisition de nouvelles techniques,

voire aux exigences du marché, c’est tout mettre « cul par-dessus tête ».

Voilà comment il arrive à ceux de nos contemporains qui ont à l’avance

décidé d’être « contemporains » de se sentir tenus d’adopter des vocables,

un ton, des certitudes de type heideggerien puisqu’en France du moins,

l’histoire de la philosophie serait désormais divisée en deux ères : pré- et

post-Heidegger

5

. Cette soumission bien-philosophante se reconnaît aussitôt

à quelques traits fort répandus : la dérision à l’égard du sujet, de la subjectivité

quelle qu’elle soit, et donc de toute forme d’objectivité ; le rejet de la

rationalité des connaissances, et surtout des connaissances scientifiques

(baptisées de haut « la » science). Ces dernières sont massivement ignorées

dans la littérature philosophique récente et promptement affublées du titre

de « technosciences ».

Ne peut-on voir une contrefaçon de philosophie dans cette façon de balayer

d’un revers de main l’effort multiséculaire qui fut requis pour parvenir à des

connaissances, rationnelles donc, qui toujours se sont trouvées en butte aux

superstitions, préjugés et fanatismes divers

?

Peu de philosophes ont cherché à réfléchir à la « destruction des Juifs

d’Europe » et ils furent malheureusement dans l’ensemble inspirés par les

récentes « statues du commandeur

» : Hannah Arendt, bien sûr, souvent

idolâtrée plutôt que lue vraiment, aura vu sa célèbre « banalité du mal »

érigée en explication maîtresse de la Shoah. Mais partant d’Arendt, il va

presque sans dire qu’il faut se tourner vers son idole à elle, c’est-à-dire

vers Heidegger. Non qu’il ait lui-même songé à méditer de la Shoah, mais la

majeure partie de la production philosophique après lui, celle du moins qui a

gagné quelque célébrité, peut être dite « enfant de Heidegger

6 ».

Quand il s’agit du génocide des Juifs, les impasses suscitées par un tel

héritage sont inévitables : d’une part, comment un auteur qui a adhéré 4 Ce qui est spécialement défendu dans les Regulae ad directionem ingenii (règles 1 et 2). La traduction

habituellement proposée est Règles pour la direction de l’esprit – tandis qu’il conviendrait plus sûrement de

montrer qu’il s’agit de diriger l’invention.

5 Ainsi voit-on par exemple Miguel Abensour dans Le Mal élémental (Paris, Payot & Rivages 1997, p. 27-103),

essai qu’il a consacré aux Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme d’Emmanuel Levinas, dire

qu’en prenant ses distances avec Heidegger, Levinas n’en revenait pour autant pas à la « philosophie pré- heideggerienne » comme s’il allait de soi que quelque chose d’un soit désigné par là ! D’Épicure à Kant par

exemple...

6 Heidegger’s Children. Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse est le titre d’un essai

(Princeton, Princeton University Press, 2001), que Richard Wolin a consacré aux élèves et disciples les plus

proches du philosophe.

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